3

Providence. Rhode Island.

 

L’avion avait fait un long virage à basse altitude au-dessus des falaises de la côte et Paul s’était demandé s’il n’était pas victime d’une mauvaise plaisanterie. Dans le soleil du matin toutes les villas éclataient de blancheur, jetées comme des dés d’ivoire sur le tapis vert cru des pelouses et des golfs. C’était une villégiature de vacances, à la rigueur un lieu de retraite pour gros salaires. En tout cas, pas le genre d’endroit où l’on s’attendait à trouver une agence de renseignement.

À partir de Westerly Airport, Paul avait été un peu rassuré : le taxi l’avait emmené dans un arrière-pays couvert de bois sombres, plus conforme à l’idée que l’on se fait du travail. Au détour d’une route de campagne, ils étaient tombés sur une enceinte de sécurité ultramoderne. Ils l’avaient longée sur près d’un demi-mile avant de découvrir une grille coulissante. Elle était surveillée par deux gardes munis de talkies-walkies. Le taxi ne fut pas autorisé à entrer. Paul dut effectuer à pied les cent mètres d’allée qui le séparaient du bâtiment principal. Sur quatre étages, la façade de l’immeuble était tout en verre et reflétait les bouleaux et les chênes du parc. Le porche était protégé par un auvent de béton brut.

Archie l’attendait dans le hall. Il se précipita à sa rencontre.

— Je suis heureux que vous soyez venu ! s’écria-t-il, en soldant par cette simple phrase le compte des effusions. Cela tombe bien que vous arriviez maintenant. J’ai réuni quelques-uns de mes collaborateurs. Je vais vous les présenter.

Il entraîna Paul vers les ascenseurs. Au dernier étage, ils débouchèrent dans un corridor aveugle et entrèrent dans une longue salle de réunion. Elle formait comme un pavillon de verre entouré de terrasses. Le bruit des conversations s’éteignit à leur arrivée. Archie reprit sa place et installa son visiteur à sa droite.

— Très chers amis, voici Paul Matisse. Le vrai, l’unique, le fameux dont je vous ai souvent parlé. Je vais devoir écourter notre réunion pour travailler avec lui. Avant de m’en emparer, j’aimerais que chacun se présente rapidement. Il se peut qu’il ait bientôt besoin de vous. Autant qu’il mette de vrais visages sur vos faux noms.

Autour de la longue table ovale, chacun annonça son identité de travail, sa fonction, et donna un court aperçu de ses origines professionnelles. Les hommes étaient un peu plus nombreux que les femmes. Pour la plupart, ils étaient assez jeunes. Pratiquement tous avaient fait leurs classes dans les grandes agences fédérales de renseignements, d’investigation policière ou de douane. Leurs compétences couvraient l’ensemble des fonctions d’un service secret opérationnel.

Tous s’exprimaient d’une façon simple et directe, très professionnelle. Cela tranchait sur les manières mondaines et faussement modestes d’Archie. Paul fut favorablement impressionné.

— Il me semble que cette présentation est assez complète, conclut Archie en posant ses deux mains à plat sur le verre qui couvrait la table. Si notre ami Matisse a besoin d’autres informations, il viendra vous voir directement.

Dans un grand bruit de chaises bousculées, les participants se levèrent et prirent congé.

— Vous avez vu ? dit Archie en tirant sur son gilet et en lissant sa cravate. C’est la Compagnie en plus petit mais en beaucoup mieux. Pas de gras, rien dans les placards, aucune branche morte.

Il attrapa une canne qu’il avait posée par terre près de son fauteuil et se leva prestement.

— Vous le découvrirez à l’usage : ils sont tous compétents et passionnés. Tenez, Martha par exemple, la fille qui était ici, près de la fenêtre. Elle s’occupe des filatures. Rien à voir avec la CIA de papa, tous ces types que personne ne pouvait virer et qui traînaient leurs guêtres dans les rues en se faisant repérer au bout d’un quart d’heure. Fini les simagrées d’autrefois, les trucs d’amateur. Martha, c’est la nouvelle génération. Elle vous organisera où vous voulez le repérage d’une cible et son suivi au mètre près avec GPS, mouchards satellites et autres gadgets. Et Kevin, le petit qui était au fond : un génie de l’informatique. Vous avez sans doute remarqué Clint aussi, avec sa chemise de cow-boy et ses boots. On dirait qu’il sort des Sept Mercenaires. Pour les interceptions, les écoutes, il est absolument fantastique.

La salle était vide et Archie désignait les chaises en désordre en les regardant avec tendresse.

— Allons déjeuner. C’est assez loin, nous aurons le temps de parler en route.

Une longue Jaguar vert wagon les attendait sous le porche. Ils s’installèrent à l’arrière sur des sièges en cuir crème. Le chauffeur ferma la porte d’Archie. Quand Paul tira la sienne, il reconnut la lourde résistance caractéristique des carrosseries blindées. Sans bruit, la voiture descendit l’allée jusqu’à la grille. Ils filèrent ensuite par de petites routes dans la campagne boisée.

— Pourquoi avoir choisi de vous installer au Rhode Island ?

— Oui, je sais, je sais, dit Archie avec coquetterie. Tout le monde pense que c’est un coin pour les vacances de riches. Le Rhode Island est un des Etats les plus chers d’Amérique. Dans un trou perdu comme l’Arizona, nous pourrions avoir quatre fois plus d’espace pour le même prix. Mais ici, voyez-vous, nous sommes à un jet de pierre de New York et de Boston. Pour mes rendez-vous à Washington ou à Langley, je prends l’hélicoptère et il me faut à peine une heure.

Archie jeta un coup d’œil subreptice à Paul. En le voyant sourire, il secoua la tête.

— Au fond, pourquoi ne pas parler franchement ?

Vous savez la vérité : je ne peux pas survivre en dehors de la Nouvelle-Angleterre. Voilà tout.

Ceux qui ont baigné longtemps dans les milieux du renseignement finissent toujours, tôt ou tard, par trouver leur vérité, c’est-à-dire par la choisir. La vérité d’Archie, c’était l’Angleterre. Une Angleterre mythique à laquelle il avait longtemps rêvé d’appartenir, et dont il avait fini sincèrement par se croire originaire. Malgré tout, cependant, il était américain et ne pouvait l’oublier. Il se consolait en se tenant au plus près de sa patrie de cœur, c’est-à-dire en habitant dans ces parages de la côte Est où les manières British semblent presque naturelles.

— Et puis, ajouta-t-il suavement, les terrains sur lesquels est construite notre Agence sont situés sur le comté de Providence. Il m’est assez agréable de penser que cette ville a été créée jadis par un homme libre. Il prêchait la tolérance religieuse à une époque où l’Amérique était la proie de tous les excités fanatiques.

Henry Williams, le fondateur de Providence, était surtout un fugitif. Sans se l’avouer, c’était à ce titre sans doute qu’il était cher au cœur d’Archie. Car avant de se découvrir anglais, le jeune Archibald avait débuté dans la vie comme un Italien né en Argentine dans une famille d’origine juive. Il avait émigré aux Etats-Unis avec ses parents quand il avait cinq ans.

— Alors, fit Archie en se calant au fond de son siège, que dites-vous de Providence, je veux dire de notre nouvelle agence ? Elle vous plaît ?

Paul savait qu’avec Archie mieux valait ne pas tomber dans le piège des compliments. À ce jeu-là, il battait tout le monde.

— J’aimerais surtout comprendre comment vous arrivez à faire tourner votre organisation. Vous êtes une filiale privée de la CIA, c’est bien ça ?

— Pas du tout ! se récria Archie. C’est notre plus gros client, d’accord, mais je dirai presque que c’est par hasard. Au début, quand j’ai créé l’agence de Providence, c’était justement pour n’avoir plus rien à voir avec la Compagnie.

À l’époque où Paul avait quitté la CIA, Archie était le numéro trois de l’institution. Il y était entré au moment de sa fondation et semblait faire partie des meubles.

— Vous vous êtes fâché avec quelqu’un ?

— C’est vrai ! J’oubliais. Vous n’avez pas suivi ce qui s’est passé. Vous êtes coupé du monde, naufragé volontaire.

Paul haussa les épaules.

— Je vous résume tout ça en deux mots, dit Archie. J’ai quitté la CIA deux ans après vous. Il y a huit ans maintenant. Je ne me suis fâché avec personne. J’aurais pu finir tranquillement au poste où j’étais, et même prolonger comme conseiller spécial du nouveau directeur. Mais je n’ai pas voulu. Nous avons vécu l’enfer à cette époque-là. Personne ne pouvait prédire ce qu’allait devenir le renseignement après la disparition du communisme et il n’y avait pas de raison d’être très optimiste… Il y a eu la première guerre du Golfe, la Bosnie, la Somalie, tous ces cafouillages. Nous jouions à nous faire peur pour nous croire encore indispensables. Mais aucune de ces crises ne constituait une vraie menace pour l’Amérique. Nous cherchions désespérément un ennemi.

Paul hocha la tête. Il se rappelait bien le blues de ces années-là. Il sortait de sa formation gonflé à bloc. Il s’attendait à trouver un combat clair, et légitime, comme au temps de la guerre froide. Au lieu de cela, il ne rencontra que l’humiliation, l’échec et le sentiment d’être engagé dans une activité dérisoire et sale.

— Vous êtes parti à temps, poursuivit Archie. Vous avez échappé aux règlements de comptes. Les gens qui ne nous aimaient pas – et il y en avait beaucoup – en ont profité pour nous rogner les ailes : réductions budgétaires, commissions d’enquête, scandales publics. À l’intérieur de la Compagnie, tout le monde s’est mis à ouvrir le parapluie : plus de renseignement humain pour ne pas frayer avec des milieux dangereux. Plus d’action, d’action musclée, je veux dire. Priorité à la technologie ! Ceux qui avaient un peu de conscience professionnelle se sont dit qu’il était temps de s’en aller. Pour sauver ce qui pouvait être sauvé, il fallait l’exporter vers le privé.

— Et comme vous étiez le plus ancien dans le grade le plus élevé, vous avez été chargé de déménager les meubles, c’est ça ?

— Personne n’a été chargé de rien. Nous sommes partis en douce, chacun pour soi. Et on s’est débrouillé dans sa spécialité. Vous vous rappelez par exemple Ronald Lee ?

— Le patron des commandos ?

— Oui. Avec des gens de son département et quelques autres, des Sud-Africains notamment, ils ont monté une grosse agence de sécurité privée. Protection, contrôle des risques, interventions sur des prises d’otages, éliminations de menaces pour les industries américaines à l’étranger, ce genre de chose. Je vous cite celui-là parce que sa boîte a fait pas mal parler d’elle. Ils ont été assez stupides pour tenter d’organiser un coup d’État à Sâo Tomé. Vous avez dû en entendre parler. Ils sont tous en prison là-bas. Mais il y en a beaucoup d’autres.

La voiture filait entre des collines de plus en plus construites. Bientôt, elle atteignit une partie escarpée de la côte d’où l’on dominait la mer. En contrebas, on pouvait voir des amas de roches noires ourlés d’une dentelle d’écume. Ils descendirent jusqu’au rivage et se garèrent près d’un phare en granit, peint d’un damier rouge et blanc.

Paul n’avait pas quitté Atlanta et ses fumées depuis longtemps. Il respira à pleins poumons l’air vif chargé d’odeurs de sel et de varech. Des mouettes piaillaient autour du phare. Archie l’entraîna vers une longue bâtisse en brique, percée de fenêtres blanches à guillotine. Sur une enseigne étaient peintes une tête de marin et une chaloupe de baleinier. À en juger par la date inscrite dessus, la maison servait d’auberge depuis près de trois siècles.

L’intérieur était composé de pièces basses aux poutres goudronnées de fumée. Sans attendre l’intervention du maître d’hôtel, Archie traversa tout le rez-de-chaussée. Il entra d’autorité dans un petit salon où était dressée une table de deux couverts. Par les carreaux de la croisée, on ne voyait que le ciel et l’eau. De temps en temps, une gerbe d’écume bondissait jusqu’au ras des vitres.

— On peut parler ici ? hasarda Paul, en jetant un regard circonspect sur les murs décorés d’assiettes en porcelaine bleue.

— Aucun problème. Nous connaissons bien l’établissement, dit Archie en dépliant sa serviette amidonnée. À vrai dire, il est à nous.

Il composa un menu, en accord avec Paul et selon les suggestions du maître d’hôtel.

— Et apportez-nous un bordeaux ! Quelque chose de bien… Château Beychevelle, par exemple. Un 95, surtout.

Quand le serveur eut quitté la pièce, il ajouta en souriant :

— L’année où vous nous avez abandonnés…

Ils déjeunèrent paisiblement. Archie eut la délicatesse de ne pas aborder tout de suite les questions professionnelles. Il s’enquit de la vie quotidienne de Paul, de ses projets. Il s’interrompit pour goûter le vin. Il ne le faisait pas à la française, avec le sourire et une expression de contentement. Il prenait l’air grave et offensé des Anglais qui font comparaître leur breuvage devant un véritable tribunal. On le sentait prêt pour requérir l’acquittement ou la mort.

Finalement, Archie prononça un non-lieu.

— Buvable, dit-il.

Ensuite, il évoqua tristement sa femme. Paul ne l’avait jamais vue. Elle était décédée deux ans auparavant. Sa disparition semblait l’avoir parée à titre posthume de toutes les vertus. Pourtant, de son vivant, Archie ne trouvait jamais de mots assez durs pour s’en plaindre. Ses quatre filles avaient pris la relève de leur mère. Il soupirait qu’elles le ruinaient. Elles semblaient ne s’être mariées que pour y parvenir plus vite. Tous ses gendres étaient au chômage et, pire, aucun n’était anglais. Archie ne manquait pas d’humour sur lui-même, mais sur ces sujets, il ne souffrait pas la moindre plaisanterie.

Le maître d’hôtel proposa des desserts qu’ils refusèrent. Avec les cafés, Archie commanda des alcools et choisit cérémonieusement un armagnac. Il fit toute une série de simagrées avec le verre ballon, le chauffa dans sa main, le tourna, le huma pour finalement avaler d’un trait une grande rasade, en grognant.

— Que disions-nous déjà, en arrivant ? Ah, oui, je vous parlais des nouvelles agences privées.

— Nouvelles, si l’on veut. Il en a toujours existé, me semble-t-il.

— Oui et non. Quelques affaires, bien sûr, vivotaient depuis longtemps. Elles étaient généralement ouvertes par des gens de la Compagnie que l’on avait remerciés et qui n’étaient pas bons à grand-chose. Ils décrochaient deux ou trois petits contrats avec des boîtes privées que leur esbroufe d’anciens agents secrets impressionnait. Ensuite, au mieux ils végétaient, au pire, ils écrivaient leurs Mémoires.

Paul, après son départ, s’était vu offrir quelques collaborations de ce genre et les avait poliment déclinées.

— Je vous avouerai que quand je me suis lancé, dit Archie, je pensais bien subir le même sort. Au lieu de ça, miracle ! Nous avons assisté à un renouveau complet de l’intelligence privée, une chance historique, un véritable âge d’or. La déliquescence de la CIA nous avait ouvert un boulevard.

— La Compagnie va toujours aussi mal qu’avant ? Il me semblait que depuis le 11 septembre, il y avait eu une reprise en main.

Paul n’osait pas avouer qu’au lendemain des attentats de New York, il avait failli tout plaquer pour revenir dans les services secrets. Il avait même appelé deux de ses anciens collègues pour les sonder sur cette possibilité. Mais la conversation avait dévié à chaque fois vers des questions d’ancienneté et de salaire. Il n’avait pas donné suite.

— Je croyais que vous ne lisiez pas les journaux, ironisa Archie. Vous avez tout de même entendu parler du 11 septembre ?

— J’ai deux de mes gamins à la clinique qui sont restés tétraplégiques dans les tours.

— Excusez-moi. Je ne fais pas toujours des plaisanteries de bon goût. En tout cas, vous avez raison. Depuis la tragédie du World Trade Center, le gouvernement s’est ressaisi et la CIA va mieux. Aussi bien en tout cas qu’elle puisse aller avec ses structures bureaucratiques et ses mauvaises habitudes. Mais cette amélioration nous rend plus indispensables que jamais.

Il n’y avait rien qu’Archie n’aimait savourer comme le mélange en bouche d’un bon mot et d’une fine liqueur. Les yeux plissés, il fit fondre sa dernière phrase dans une gorgée d’armagnac.

— Nous sommes indispensables parce que l’agence aujourd’hui a besoin de résultats.

Il marqua un temps puis ajouta :

— Comment obtenir des résultats alors que les entraves qui ont été mises pendant les années noires n’ont pas été levées ? C’est simple. La Compagnie est obligée de sous-traiter dans tous les domaines. La détention des suspects, par exemple. Avec les contrôles parlementaires, les règles de droit, les défenseurs des libertés, etc. Comment enfermer quelqu’un suffisamment longtemps pour le neutraliser et en tirer quelque chose ? Il faut sous-traiter à des Etats moins regardants. Tout le monde sait maintenant que la Compagnie dispose d’un large éventail de prisons secrètes, publiques ou privées à travers le monde. Et, bien sûr, il faut des agences privées pour gérer les transferts, les contrats, les relations avec les pays hôtes. Même chose pour les interrogatoires. De nos jours, on ne peut plus interroger un suspect aux Etats-Unis. L’interroger vraiment, vous voyez ce que je veux dire ? Là encore, il faut sous-traiter.

Paul commençait à se sentir enfermé et il aurait bien aimé se dégourdir les jambes. Il regardait avec envie les voiliers qui régataient dans la baie, gonflés d’air pur.

— Ça vous gêne si j’ouvre un peu la fenêtre ?

— Pas du tout. Dès qu’ils serviront les cafés, nous pourrons même faire un tour dehors.

Paul leva le panneau de la fenêtre, s’assit sur le rebord et reprit la conversation.

— Vous étiez en train de me parler de vos nouvelles activités : détention arbitraire, torture. Coups d’État, aussi, je suppose ?

— Vous êtes irrésistible, fit Archie en retroussant sa lèvre supérieure.

Il regarda tristement le reste de l’armagnac pleurer sur les parois de son verre.

— Non, voyez-vous, notre business est resté très classique. L’agence de Providence est une bonne vieille structure polyvalente. Du renseignement de qualité, un peu d’action si nécessaire, mais avec des méthodes modernes et du personnel de pointe. Au fond, j’ai continué à faire dehors ce que j’ai fait dedans pendant toute ma vie. Et l’histoire m’a rattrapé.

Une fois de plus, pensa Paul.

— Ce qu’il faut bien comprendre, souffla Archie en se penchant et en baissant le ton comme pour livrer un secret, c’est que la CIA n’a pu se relever qu’en mettant le paquet sur un seul dossier : celui de l’islamisme. Pour Mobiliser un mastodonte bureaucratique comme celui-là, il faut un mot d’ordre simple. Autrefois, c’était la lutte contre les Rouges. Aujourd’hui, c’est la guerre aux Barbus. Les gens de la Compagnie ont dû faire un immense effort pour se mettre à niveau sur ces sujets. Cela supposait d’apprendre de nouvelles langues, de renouveler les fichiers et les profilages, d’assimiler une histoire différente. Ils sont en train d’y arriver. Et comme leur nouvel ennemi a des ramifications partout, on a l’impression qu’ils surveillent le monde entier. En réalité, c’est faux.

L’alcool lui avait déjà un peu anesthésié la bouche. Archie but d’un trait le café bouillant que le serveur venait à peine de lui verser.

— Dans le monde d’aujourd’hui, reprit-il avec une grimace d’amertume, il y a bien d’autres menaces que les barbus. La CIA ne peut pas les surveiller toutes. Elle ne peut pas non plus s’en désintéresser. On ne sait jamais ce qui peut être important demain. Après tout, Ben Laden a d’abord été pris pour un rigolo. Rien de ce qui paraît bizarre, un peu marginal, vaguement dangereux mais pas prioritaire, ne peut être négligé. Alors, plutôt que de classer une affaire tordue ou d’immobiliser des moyens publics pour pas grand-chose, on fait appel à nous.

— Comment faites-vous en pratique ? C’est vous qui choisissez vos sujets ou bien vous courez des lièvres quand on vous met sur leur piste ?

— Nous avons un département géopolitique avec des analystes. Mais nous ne pouvons pas rivaliser avec la Compagnie dans ce domaine. La plupart du temps, c’est tout à fait comme vous dites : nous courons des lièvres. On nous fait démarrer sur un indice, un détail bizarre, un bout de piste qui n’a pas l’air bien sérieux mais qu’on ne veut pas laisser au hasard. Alors, on tire le fil. Parfois il nous mène loin. Parfois il casse tout de suite.

— Et ça vous suffit pour faire vivre la boîte ?

— Les contrats sont assez généreux, vous savez. Et nous en avons beaucoup.

Paul sourit. Dans l’aveu d’Archie, il avait reconnu cette forme particulière de puérilité qui l’avait toujours frappé, par-delà les mots graves et les actions violentes. Dans l’univers du renseignement, tout le monde s’efforce de prendre l’air menaçant ou préoccupé. Mais, en réalité, ce qui domine c’est le plaisir assez enfantin de jouer. Archie n’appartenait plus à un service de l’État. Cela le dispensait désormais de chercher des justifications morales à ses actions. Il n’avait plus besoin de se faire passer pour un héroïque défenseur du monde libre. Sa motivation était clairement l’argent. Cette simplicité ôtait à son propos le vernis hypocrite qui altère d’ordinaire les vraies couleurs, crues mais assez gaies, de l’espionnage.

Dès que Paul eut terminé son café, Archie se leva et l’entraîna dehors. Ils sortirent par une petite porte du côté de la mer. L’eau n’arrivait pas tout à fait jusqu’à la maison. Ils rejoignirent les abords du phare, d’où partait une longue jetée.

— Tout au bout, là-bas, il y a un petit belvédère, dit Archie en désignant la jetée, allons-y pour nous dégourdir un peu les jambes. Et puis, j’ai une confidence à vous faire.

— Vous avez un lièvre pour moi.

— Dieu ! s’écria Archie en frappant le sol du bout de sa canne à pointe ferrée. Que vous êtes intelligent !

Le Parfum D'Adam
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